Steve Jobs, le co-fondateur disparu dâApple, nâĂ©tait pas seulement un « gĂ©nie qui a changĂ© le monde », mais un homme complexe avec diffĂ©rentes facettes.
A la fois profond et impulsif, quand Steve Jobs se lançait dans quelque chose, il y allait toujours Ă fond, de sa quĂȘte spirituelle au dĂ©veloppement de nouveaux produits, en passant par la manipulation.
Peu aprĂšs son dĂ©cĂšs, dĂ©but octobre, Walter Isaacson publie une intense et riche biographie. « Le Nouvel Observateur » a dĂ©cortiquĂ© les 600 pages de « Steve Jobs » (Ă©d. JCLattĂšs), pour en tirer quatre portraits du personnage mythique qui a marquĂ© lâhistoire de lâinformatique et pas seulementâŠ
Steve Jobs, lâilluminĂ©
TrĂšs tĂŽt, celui qui nâĂ©tait encore quâĂ©tudiant sâest intĂ©ressĂ© Ă la recherche de spiritualitĂ©. Au milieu des annĂ©es 1970, le jeune Steve Jobs dĂ©buta sa quĂȘte dâouverture dâesprit, au carrefour du mouvement hippie issu de la « Beat Generation » de Kerouac, la mouvance spirituelle zen, la mĂ©ditation, le yoga, lâexploration psychĂ©dĂ©lique du LSDâŠ
AprĂšs le lycĂ©e, Steve Jobs dĂ©barque au College Reed, dĂ©couvre la spiritualitĂ© orientale et commence la mĂ©ditation, parfois couplĂ©e Ă des produits psychĂ©dĂ©liques. Le patron dâApple nâa jamais cachĂ© son attrait pour les drogues. « Jâai goĂ»tĂ© [de la marijuana] pour la premiĂšre fois Ă quinze ans, et je me suis mis Ă fumer rĂ©guliĂšrement », confie-t-il Ă son biographe. A Reed, « jâĂ©tais quasiment tout le temps entre deux joints. On prenait parfois de lâacideâŠÂ » Câest aussi Ă cette pĂ©riode que Steve Jobs commence ses rĂ©gimes vĂ©gĂ©tariens drastiques, ne mangeant que des fruits et des lĂ©gumes sans amidon. « Câest Ă cette Ă©poque que jâai tirĂ© un trait sur la viande », raconte-t-il.
A 19 ans, aprĂšs avoir abandonnĂ© ses Ă©tudes et commencĂ© Ă travailler dans le jeu vidĂ©o chez Atari, Steve Jobs entreprend un voyage de sept mois en Inde Ă la recherche dâillumination et dâun gourou.
Se promenant en permanence pieds nus, ne chaussant des sandales que lorsquâil neigeait, le jeune Steve Ă©tait un pur produit de son Ă©poque. « Je suis nĂ© Ă une Ă©poque magiques. Notre conscience Ă©tait Ă©veillĂ©e par le zen et par le LSD. Prendre du LSD Ă©tait une expĂ©rience profonde, ce fut lâun des moments les plus importants de ma vie », vantait-il encore adulte. Mais la spiritualitĂ© orientale et le zen ne furent pas une passade de jeunesse, et Steve Jobs sây adonna avec dĂ©termination le restant de sa vie.
Steve Jobs, lâĂ©lu
Le 24 fĂ©vrier 1955, Joanne Schieble et Abdulfattah Jandali donnent naissance Ă un petit garçon, qui fut discrĂštement adoptĂ© par Clara et Paul Jobs : Steven Paul Jobs. Cette adoption marquera Ă jamais le caractĂšre de Steve Jobs. « Savoir que jâai Ă©tĂ© adoptĂ© mâa peut-ĂȘtre rendu plus indĂ©pendant, mais je ne me suis jamais senti abandonnĂ© â juste diffĂ©rent », confie-t-il Ă son biographe.
Cette notion de diffĂ©rence essaime tout lâouvrage de Walter Isaacson. Le caractĂšre rebelle de Steve Jobs ne cessa de grandir durant sa vie. « Pour Steve, seules quelques personnes par siĂšcle naissent avec quelque chose en plus que les autres, des gens comme Einstein, Gandhi. Et Steve se compte dans le lot », raconte Andy Hertzfeld, programmeur membre de la premiĂšre Ă©quipe de concepteurs du Macintosh. « Une fois il mâa mĂȘme dit, trĂšs sĂ©rieusement, quâil se considĂ©rait comme âun ĂȘtre Ă©lu et Ă©clairĂ©â », poursuit-il.
Au-delĂ de ses violentes rĂ©bellions au sein mĂȘme dâApple, Steve Jobs vivait aussi de petites rĂ©bellions quotidiennes : ne pas mettre de plaque dâimmatriculation sur sa voiture, se garer sur les places rĂ©servĂ©es aux handicapĂ©es, etc. « Jobs vĂ©cu toute sa vie comme sâil nâĂ©tait pas soumis aux mĂȘmes rĂšgles que les autres, ni Ă la mĂȘme rĂ©alité », rĂ©sume Walter Isaacson. Une idĂ©ologie que cristallise par la suite le cĂ©lĂšbre slogan dâApple : « Think different » (« Penser diffĂ©rent »).
Steve Jobs, le génie
« Jâai eu beaucoup de chance dans ma carriĂšre et dans ma vie, jâai fait tout ce que je pouvais faire », rĂ©sume le cofondateur dâApple. La vie et lâĆuvre de Steve Jobs est, avec le recul, lâincarnation parfaite du mythe de la Silicon Valley, du rĂȘve amĂ©ricain : une petite sociĂ©tĂ© crĂ©Ă©e dans un garage pour aboutir Ă un empire technologique. Steve Jobs nâĂ©tait pas un inventeur, mais savait mĂȘler les idĂ©es des uns et des autres avec les technologies, le tout avec une vision sur le futur Ă long terme.
Le premier Macintosh a imposĂ© lâinterface graphique (avec des fenĂȘtres), largement inspirĂ© de ce que prĂ©parait Xerox. « Ce nâĂ©taient que des fabricants de photocopieurs qui nâavaient pas la moindre idĂ©e de ce que pouvait faire un ordinateur », justifie Steve Jobs. Lâexemple de la souris est frappant : Xerox avait imaginĂ© une souris Ă trois boutons, compliquĂ©e et coĂ»teuse (300 dollars) ; une souris quâApple sâest rĂ©appropriĂ©e pour lui prĂ©fĂ©rer un seul bouton, un coĂ»t rĂ©duit (15 dollars) et simple Ă utiliser.
Cette tendance Ă sâinspirer des autres, Steve Jobs lâassume parfaitement. Il cite mĂȘme Picasso : « Les bons artistes copient, les grands artistes volent ». « A Apple, on nâa jamais eu de scrupules pour prendre aux meilleurs », conclut-il.
Le co-fondateur dâApple pouvait aussi sâinspirer de ses propres collaborateurs. « Si tu lui prĂ©sentes une nouvelle idĂ©e, il dira dâabord que câest de la merde. Et puis, une semaine plus tard, il va dĂ©barquer dans ton bureau et te proposer exactement lâidĂ©e que tu lui as exposĂ©e â comme si câĂ©tait la sienne ! », raconte Bud Tribble, dĂ©veloppeur logiciel sur le premier Mac.
Quoi quâil en soit, aprĂšs trente-six ans dâexistence, Apple a su, notamment sous lâinspiration de Steve Jobs mais pas seulement, rĂ©volutionner des industries : la micro-informatique avec lâApple II puis le Macintosh, lâapproche des magasins pour une marque avec ses Apple Store, lâindustrie musicale avec son iTunes Store, les tĂ©lĂ©phones tactiles avec lâiPhone, les applications pour smartphones avec lâAppStore, et les tablettes tactiles avec lâiPad.
Walter Isaacson conclut : « Au bout du compte, [Steve Jobs] mĂ©rite sa place Ă cĂŽtĂ© de Franklin et Einstein [dont Walter Isaacson a Ă©galement Ă©crit les biographies, NDLR]. Chacun des trois fut dotĂ© dâun gĂ©nie intuitif, dâune imagination crĂ©atrice, dâune capacitĂ© Ă penser autrement. Plus quâintelligents, ils ont Ă©tĂ© ingĂ©nieux et crĂ©atifs ».
Steve Jobs, le manipulateur
« Il hurlait aux rĂ©unions : âbandes de nuls, vous faites de la merde !â CâĂ©tait comme ça tout le temps », se souvient Deborah Coleman, lâune des premiĂšres gestionnaires de lâĂ©quipe Mac.
Steve Jobs a toujours Ă©tĂ© un manager colĂ©rique, autoritaire et impatient. Il est connu pour avoir eu un besoin obsessionnel de contrĂŽler toute la chaĂźne de fabrication. Cette quĂȘte perpĂ©tuelle de la perfection, couplĂ©e Ă sa difficile gestion des Ă©motions et son honnĂȘtetĂ© tranchante, le faisait apparaĂźtre comme quelquâun de malveillant, voire « un sale con », selon ses propres termes. « Mon boulot est de dire quand quelque chose est nul, au lieu de minimiser le problĂšme […] Jâexige des gens la perfection, je suis comme ça », rĂ©sume-t-il Ă son biographe.
Outre son agressivitĂ©, Steve Jobs avait une vision binaire de lâhumanitĂ© : dâun cĂŽtĂ© « les Ă©clairĂ©s », de lâautre « les demeurĂ©s ». « Il Ă©tait difficile de travailler sous les ordres de Steve, parce quâil existait une polaritĂ© forte entre les dieux et les crĂ©tins », raconte Bill Atkinson, lâun des premiers employĂ©s dâApple. Pour « les gĂ©nies », la crainte perpĂ©tuelle Ă©tait de tomber de son piĂ©destal. Une dichotomie appliquĂ©e aux personnes, aux produits, aux idĂ©es, Ă la nourritureâŠ
Au fil des annĂ©es, Steve Jobs Ă©tait passĂ© maĂźtre dans lâart de la cajolerie, de la flatterie, de la persuasion, ou de lâintimidation. Toutefois « Steve nâa jamais Ă©tĂ© un grand stratĂšge, ni un dissimulateur. Il nâavait pas la patience de quĂȘter les faveurs des gens », analyse Jay Elliot, directeur des ressources humaines chez Apple. Ce qui lui vaudra, aprĂšs un conflit ouvert avec le PDG dâalors John Sculley en 1985, dâĂȘtre Ă©vincĂ© de la sociĂ©tĂ© quâil avait lui-mĂȘme crĂ©Ă©e.
Toutefois, selon Walter Isaacson, le trait de caractĂšre le plus saillant de Steve Jobs reste son intensitĂ© : il avait appris Ă fixer les gens sans cligner des yeux. « Ses silences pouvaient ĂȘtre aussi tranchants que ses diatribes », rĂ©sume le biographe. Steve Jobs le manipulateur a trĂšs vite adoptĂ© (et adaptĂ© au management) le concept le « champ de distorsion de la rĂ©alité », que thĂ©orise Bud Tribble, dĂ©veloppeur sur le premier Mac. Avec lui, « la rĂ©alitĂ© devient mallĂ©able. Il peut faire croire Ă nâimporte qui Ă peu prĂšs nâimporte quoi », poursuit-il.
Stephen Wozniak, co-fondateur dâApple et compĂšre de jeunesse, se souvient : quand Steve Jobs travaillait comme technicien chez Atari, « il mâa dit que je pouvais dĂ©velopper le premier jeu de casse-briques en moins dâune semaine. Je savais que câĂ©tait impossible, et pourtant il sâest dĂ©brouillĂ© pour cela se rĂ©alise ». Steve Jobs pouvait repousser les limites de chacun. « Si on a foi en lui, il vous fait rĂ©aliser des prodiges. Sâil rĂ©clame lâimpossible, il se produit », conclut Elizabeth Holmes, lâune des premiĂšres employĂ©es dâApple.
« Des dizaines dâemployĂ©s victimes des foudres de Jobs terminaient leur litanie dâhorribles histoires en dĂ©clarant quâil les avait poussĂ©s Ă accomplir des prouesses qui dĂ©fiaient leur propre imagination », rĂ©sume Walter Isaacson. « Je ne crois pas ĂȘtre trop dur envers les gens. Mais si leur travail est nul, je leur dis en face. Mon rĂŽle est dâĂȘtre honnĂȘte. Je sais de quoi je parle et souvent, il sâavĂšre que jâai raison », conclut Steve Jobs.