Il y a un an, le 27 janvier 2010, Steve Jobs présentait l’iPad, du fond de son fauteuil Le Corbusier LC3. Il fermait ainsi une décennie ponctuée par la sortie de divers concepts de tablettes et émaillée de rumeurs d’une tablette Apple. Et ouvrait une année qui a certainement dépassé les attentes des observateurs, des utilisateurs, et peut-être bien d’Apple elle-même…

Dynabook : iPad, je suis ton père
Il est difficile de revenir aux racines du concept de tablette : certains remontent à Elisha Gray et son brevet du 31 juillet 1888 (#386.815), qui décrit une ardoise électronique sur laquelle on pourrait écrire à l’aide d’un stylet. Le tout était censé former un appareil destiné à la transmission de messages par le biais du télégraphe, du courriel avant l’heure.

On peut sûrement qualifier le Dynabook de premier mouvement vers un ordinateur au format tablette. Conçu au PARC de Xerox par Alan Kay, il est présenté une première fois en 1968, puis fait l’objet d’une publication en 1972 (A Personal Computer for Children of All Ages, [PDF]). Le Dynabook est conçu comme un ordinateur que peuvent utiliser les enfants : Kay est un constructiviste qui croit que l’ordinateur peut être utilisé comme outil pédagogique à condition que l’enfant soit acteur de l’informatique (qu’il développe des programmes pour répondre à des problèmes, par exemple). Le format tablette est le plus solide grâce à sa construction monobloc, et le Dynabook est équipé d’une connexion au réseau sans-fil.

La maquette (en carton !) du Dynabook, tenue par Alan Kay.

Le Dynabook ne sera jamais rien de plus qu’un concept, mais un concept qui aura une influence considérable : on retrouve ses idées dans le projet OLPC, mais aussi dans plusieurs produits imaginés et développés par Apple, pour laquelle Alan Kay a travaillé pendant 13 ans.

Le premier projet de tablet computer frappé d’une pomme est conçu par Frog Design en 1983 : il s’agit à l’époque non pas de concevoir un produit qui sera commercialisé, mais d’imaginer le design des futurs produits Apple. De cette réflexion naîtra Snow White, le langage visuel utilisé par Apple pendant un peu moins d’une décennie, boîtiers blanc cassé et lignes fortes soulignées par des rainures.

Le Dynabook ne sera jamais rien de plus qu’un concept, mais un concept qui aura une influence considérable : on retrouve ses idées dans le projet OLPC, mais aussi dans plusieurs produits imaginés et développés par Apple, pour laquelle Alan Kay a travaillé pendant 13 ans.

Le premier projet de tablet computer frappé d’une pomme est conçu par Frog Design en 1983 : il s’agit à l’époque non pas de concevoir un produit qui sera commercialisé, mais d’imaginer le design des futurs produits Apple. De cette réflexion naîtra Snow White, le langage visuel utilisé par Apple pendant un peu moins d’une décennie, boîtiers blanc cassé et lignes fortes soulignées par des rainures.

 

Le Bashful, premier concept de tablet computer Apple. Il servit notamment à fixer le design de l’Apple II.

Agence régulièrement consultée par Cupertino, Frog Design va imaginer d’autres concepts dans la même veine : le 24HourMac (1984), une tablette avec clavier et stylet dont l’écran LCD est tactile ou le BookMac (1985), une tablette Macintosh dont une version permet de téléphoner. Ces trois appareils utilisent une configuration très similaire à celle du Dynabook.

Sculley : Newton, retour vers le futur
Peu après le départ de Jobs, sur fond d’insuccès du Macintosh, John Sculley, devenu PDG d’Apple, cherche une nouvelle voie pour la société. Il la trouve dans le format tablette, qu’il considère pouvoir changer autant les choses que le Macintosh l’a fait avec l’interface graphique et la souris.

 
Maquette du Knowledge Navigator.

Il démarre le projet Figaro, qui consiste en un concours entre designers pour concevoir un assistant personnel. Rien ne résume mieux la vision de Sculley que la vidéo de 1987 sur le Knowledge Navigator, l’assistant personnel selon Apple à l’horizon 2010.

Entre 1990 et 1991, Guigiaro, Smart Design ou des équipes internes proposent plusieurs projets de tablettes avec stylet, le projet prenant sur le tard le nom de Newton Plus. Le prix de vente de la dernière itération, le Montblanc, est alors estimé à 4 à 5.000 $. Trop cher pour un appareil trop gros : début 1992, Sculley et ses équipes abandonnent le projet Newton Plus au profit du projet Newton Junior, conçu pour passer dans une poche. Dès fin 1992, un premier concept, le Newton MessagePad Batman, est prêt.

 

Un des concepts Figaro.

Entre fin 1991 et début 1993, l’équipe Newton doit faire face à plusieurs problèmes. Le premier est celui du processeur devant l’animer : de processeurs AT&T Hobbit coûteux et surpuissants, Apple passe aux processeurs ARM, joint-venture entre Acorn, VLSI et la firme de Cupertino. Le deuxième est celui de la taille : aucun Newton ne rentrera dans une poche de pantalon (le port PCMCIA empêchant sa miniaturisation), mais les équipes d’Apple ont notamment travaillé sur sa finesse.

 

Figaro Montblanc.

Le troisième, et certainement le plus important, est celui de la concurrence interne avec d’autres projets : alors que le projet Newton devient une réalité avec la mise sur le marché du MessagePad 100 en août 1993, l’équipe Macintosh a présenté plusieurs concepts de tablettes. Elles ont deux particularités : elles utilisent Mac OS et non Newton OS, et sont modulaires (clavier détachable, voire même système de station d’accueil les transformant en Mac complet, etc.).

 

Newton Batman.

Un des modèles parmi les plus aboutis, le Folio, est présenté en interne à l’été 1992 : il a été dessiné par Jonathan Ive, designer chez Tangerine, à l’époque consultant chez Apple pour le design des Powerbook. La firme de Cupertino l’engagera dans la foulée, et il travaillera notamment au design des premiers Powerbook, du MessagePad 110/120/130, ou du Spartacus, pour ne citer que quelques-uns des produits conçus avant sa nomination à la tête du département design industriel d’Apple.

 

Un projet d’écosystème autour d’une tablette Mac. L’écran est la tablette elle-même, avec son stylet. Elle peut être connectée à une station d’accueil qui la transforme en ordinateur conventionnel avec clavier et trackpad. Divers périphériques peuvent y être connectés.

Le dernier projet d’Apple dans le domaine des tablettes avant le retour de Steve Jobs remonte à 1993 avec le projet MessageSlate, une sorte de version « maxi » du MessagePad. Bien que prêt pour la production, le premier concept, le Bic, ne sera fabriqué qu’à moins de 50 exemplaires en interne. John Sculley, père du Newton, quitte Apple le 15 octobre 1993 après avoir été démis de ses fonctions de PDG. Le projet, miné par l’insuccès des différents modèles de MessagePad, est arrêté en février 1998 et même transformé en filiale d’Apple, Newton Inc. À son retour aux commandes d’Apple, Steve Jobs finira par tout simplement supprimer toute trace du projet Newton du catalogue et de l’organigramme de la firme de Cupertino.

iPad : les aventuriers de la rumeur perdue
L’idée d’une tablette Apple ressurgit pourtant bien vite : dès novembre 2002, Matthew Rothenberg d’eWeek parle d’une tablette 8“ utilisant Mac OS X et un processeur PowerPC, à présenter début 2004. Et début 2004, on a bien entendu parler d’une tablette Apple, mais par le biais d’un dépôt de modèle (D504,899, déposé le 17 mars 2004). Apple l’obtient le 10 mai 2005 : la publication d’illustrations d’une tablette ressemblant à un iBook sans clavier va être le coup d’envoi d’une longue attente parsemée de rumeurs.

De 2005 à 2007, on parle d’une tablette utilisant un processeur Intel, avec OS X ou une version modifiée de Mac OS X. À l’époque, Apple travaille déjà sur ce qui va devenir l’iPad, comme l’a confirmé Steve Jobs lors d’une intervention à la conférence D8. Contrairement au projet Newton, le projet K48 est conçu dès le départ pour ne pas utiliser un stylet, contrairement au système Tablet PC alors lancé par Microsoft : « j’ai eu cette idée de me débarrasser du clavier et de pouvoir taper à plusieurs doigts sur un écran, et j’ai demandé à mes équipes s’il était possible de concevoir un écran multitouch, sur lequel je pourrais poser mes mains, et taper. », explique Steve Jobs. Le PDG d’Apple place cette idée « au début des années 2000 » — selon nos propres informations, il s’agirait plutôt de 2004.

 

Apple réfléchit aussi à la possibilité de se lancer dans la téléphonie, après s’être lancé dans le marché des baladeurs avec l’iPod. Jobs prend rapidement la décision de suspendre le développement de la tablette pour appliquer ses avancées au projet de téléphone : des fournisseurs affirment pouvoir lui fournir en quantité des écrans capacitifs ; il est convaincu de l’intérêt de certains éléments d’interaction, dont le défilement inertiel. Alors que les premières pistes avaient envisagé d’ajouter une fonction téléphonie et navigation Web à l’iPod avec un OS basé sur Linux tirant parti des avancées logicielles du projet Purple, basé à Paris, le projet Purple 2, à Cupertino, repart d’une feuille blanche à partir du projet K48. Apple fait l’acquisition des équipes et de la propriété intellectuelle de FingerWorks, société spécialisée dans le tactile multipoint (notamment dans le domaine des gestes) et les claviers virtuels. Début 2007, l’iPhone est présenté.

 

Les rumeurs, qui ont horreur du vide, vont vite repartir de plus belle : en 2009, AppleInsider a presque tout bon, voyant une tablette 10“ qui serait une sorte de gros iPod touch avec une connexion 3G, lancée début 2010 pour 700 $, et équipée d’un processeur ARM. Presque tout bon : à l’époque, tout le monde croit encore que la tablette d’Apple sera une tablette Mac à la manière du Modbook d’Axiotron.

Mais l’animal présenté par Steve Jobs le 27 janvier 2010 est bien différent.

Tablettes : la nouvelle génération
L’iPad hérite de cette longue histoire : Apple avait contribué à la création d’ARM avec Acorn et VSLI pour développer la puce ARM6 de la gamme MessagePad ; Apple s’est entouré des meilleurs spécialistes d’ARM, faisant l’acquisition de PA Semi et d’Intrinsity et collaborant avec Samsung pour concevoir l’A4, la puce de l’iPad. Et de la même manière qu’une certaine tension était née entre les projets de tablettes sous Newton OS et les projets sous Mac OS, l’utilisation d’iOS pour l’iPad fait dire à certains qu’elle « n’est qu’un gros iPod touch » et sera donc un échec.

Les premiers acheteurs ne se posent pas tant de questions, convaincus par le discours développé par Apple, qui fait de sa tablette un appareil « magique et révolutionnaire », dont la fonction découlera de sa forme plus naturelle, plus intime, plus proche que celle de l’ordinateur personnel qui se dresse comme un mur devant l’utilisateur.

Le lancement de l’iPad, d’abord aux États-Unis uniquement et en deux temps (3 avril pour la version WiFi, 30 avril pour la version 3G), est accompagné d’une publicité en forme d’hommage au lointain ancêtre, le Newton.

Les ressemblances s’arrêtent là : l’idéal du Newton est en quelque sorte exaucé par l’iPhone et l’iPod touch (portabilité, assistance personnelle, etc.), alors que l’iPad ne reprend pas certains autres concepts du PDA de Sculley (ouverture aux écosystèmes tiers, ports standards, reconnaissance de l’écriture manuscrite). Dur de dire donc si cet iPad est un digne descendant du Newton (ou même du concept de tablette Newton) : alors que l’Apple des années 1990 plaçait le Newton dans la rue et au bureau, l’Apple des années 2010 place l’iPad au fond du canapé.

Alors que le Newton a été un échec, l’iPad est un succès incontestable — il faut dire que le visage de la firme de Cupertino a entre-temps bien changé, empêchant un peu plus toute forme de comparaison, qui n’aurait que peu de sens. Apple en vend 300.000 le premier jour de sa commercialisation. Un mois plus tard ? Un million. Encore un mois et neuf pays plus tard ? Un million de plus.

En un trimestre, Apple vend donc 3,3 millions de tablettes. Trois mois plus tard, elle en vend 4,188 millions. En moins d’un an, la firme de Cupertino a vendu 14,8 millions d’iPad. Les analystes avaient prévu un chiffre entre 3 et 3,5 millions d’unités — cinq fois au dessous.

Loin du Tablet PC et de son stylet adoré par Bill Gates mais décrié par Steve Jobs, l’iPad a défini une nouvelle catégorie aux frontières encore un peu floues : certains lui mis l’étiquette de « tablette média » (secteur sur lequel elle tiendrait alors 90 % de parts de marché), d’autres la considèrent comme un ordinateur personnel au même titre que le Mac (Apple serait donc le numéro 3 mondial de l’informatique personnelle, devant Dell).

L’iPad est d’abord un grand écran, et elle accède avec l’iTunes Store à un choix très large de contenus, tandis que l’App Store lui offre 60.000 applications dédiées. Il a donc suscité de nombreux espoirs, notamment dans le monde de la presse et de l’édition, qui a vu dans l’App Store et l’iBookstore de nouveaux débouchés. Les espoirs font aujourd’hui place aux désillusions, ou plutôt au retour à la réalité après que certains se sont laissés emporter par le discours de Steve Jobs. Ce sera un des défis d’Apple : prouver que son modèle, au-delà des chiffres, est viable et sain, et qu’il peut être la base non pas seulement de jolies histoires de startups du casual gaming, mais aussi de projets ambitieux de sociétés et fournisseurs de contenu de premier plan.

Bref, l’iPad, qui hérite d’une longue histoire chez Apple, vient à la fin d’un cycle tout en en ouvrant un nouveau. Mais de nombreuses questions restent en suspens : ce format durera-t-il dans le temps où n’est-il qu’une mode ? Les frontières entre Mac et iPad continueront-elles à s’effacer pour redéfinir l’ordinateur même chez Apple ? Ou peut-être plus simplement et plus près de nous : l’écran Retina sur l’iPad 2, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?

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