Steve Jobs, le co-fondateur disparu d’Apple, n’était pas seulement un « génie qui a changé le monde », mais un homme complexe avec différentes facettes.

A la fois profond et impulsif, quand Steve Jobs se lançait dans quelque chose, il y allait toujours à fond, de sa quête spirituelle au développement de nouveaux produits, en passant par la manipulation.

Peu après son décès, début octobre, Walter Isaacson publie une intense et riche biographie. « Le Nouvel Observateur » a décortiqué les 600 pages de « Steve Jobs » (éd. JCLattès), pour en tirer quatre portraits du personnage mythique qui a marqué l’histoire de l’informatique et pas seulement…

Steve Jobs, l’illuminé

Steve Jobs et un Apple II, en 1977 (Anonymous/AP/SIPA)

 

Très tôt, celui qui n’était encore qu’étudiant s’est intéressé à la recherche de spiritualité. Au milieu des années 1970, le jeune Steve Jobs débuta sa quête d’ouverture d’esprit, au carrefour du mouvement hippie issu de la « Beat Generation » de Kerouac, la mouvance spirituelle zen, la méditation, le yoga, l’exploration psychédélique du LSD…

Après le lycée, Steve Jobs débarque au College Reed, découvre la spiritualité orientale et commence la méditation, parfois couplée à des produits psychédéliques. Le patron d’Apple n’a jamais caché son attrait pour les drogues. « J’ai goûté [de la marijuana] pour la première fois à quinze ans, et je me suis mis à fumer régulièrement », confie-t-il à son biographe. A Reed, « j’étais quasiment tout le temps entre deux joints. On prenait parfois de l’acide… » C’est aussi à cette période que Steve Jobs commence ses régimes végétariens drastiques, ne mangeant que des fruits et des légumes sans amidon. « C’est à cette époque que j’ai tiré un trait sur la viande », raconte-t-il.

A 19 ans, après avoir abandonné ses études et commencé à travailler dans le jeu vidéo chez Atari, Steve Jobs entreprend un voyage de sept mois en Inde à la recherche d’illumination et d’un gourou.

Se promenant en permanence pieds nus, ne chaussant des sandales que lorsqu’il neigeait, le jeune Steve était un pur produit de son époque. « Je suis né à une époque magiques. Notre conscience était éveillée par le zen et par le LSD. Prendre du LSD était une expérience profonde, ce fut l’un des moments les plus importants de ma vie », vantait-il encore adulte. Mais la spiritualité orientale et le zen ne furent pas une passade de jeunesse, et Steve Jobs s’y adonna avec détermination le restant de sa vie.

Steve Jobs, l’élu

Steve Jobs et un Macintosh, en 1984 (ROS DRINKWATER/THE TIMES/SIPA)

Le 24 février 1955, Joanne Schieble et Abdulfattah Jandali donnent naissance à un petit garçon, qui fut discrètement adopté par Clara et Paul Jobs : Steven Paul Jobs. Cette adoption marquera à jamais le caractère de Steve Jobs. « Savoir que j’ai été adopté m’a peut-être rendu plus indépendant, mais je ne me suis jamais senti abandonné – juste différent », confie-t-il à son biographe.

Cette notion de différence essaime tout l’ouvrage de Walter Isaacson. Le caractère rebelle de Steve Jobs ne cessa de grandir durant sa vie. « Pour Steve, seules quelques personnes par siècle naissent avec quelque chose en plus que les autres, des gens comme Einstein, Gandhi. Et Steve se compte dans le lot », raconte Andy Hertzfeld, programmeur membre de la première équipe de concepteurs du Macintosh. « Une fois il m’a même dit, très sérieusement, qu’il se considérait comme ‘un être élu et éclairé’ », poursuit-il.

Au-delà de ses violentes rébellions au sein même d’Apple, Steve Jobs vivait aussi de petites rébellions quotidiennes : ne pas mettre de plaque d’immatriculation sur sa voiture, se garer sur les places réservées aux handicapées, etc. « Jobs vécu toute sa vie comme s’il n’était pas soumis aux mêmes règles que les autres, ni à la même réalité », résume Walter Isaacson. Une idéologie que cristallise par la suite le célèbre slogan d’Apple : « Think different » (« Penser différent »).

Steve Jobs, le génie

Steve Jobs, en 2007 (Paul Sakuma/AP/SIPA)

« J’ai eu beaucoup de chance dans ma carrière et dans ma vie, j’ai fait tout ce que je pouvais faire », résume le cofondateur d’Apple. La vie et l’œuvre de Steve Jobs est, avec le recul, l’incarnation parfaite du mythe de la Silicon Valley, du rêve américain : une petite société créée dans un garage pour aboutir à un empire technologique. Steve Jobs n’était pas un inventeur, mais savait mêler les idées des uns et des autres avec les technologies, le tout avec une vision sur le futur à long terme.

Le premier Macintosh a imposé l’interface graphique (avec des fenêtres), largement inspiré de ce que préparait Xerox. « Ce n’étaient que des fabricants de photocopieurs qui n’avaient pas la moindre idée de ce que pouvait faire un ordinateur », justifie Steve Jobs. L’exemple de la souris est frappant : Xerox avait imaginé une souris à trois boutons, compliquée et coûteuse (300 dollars) ; une souris qu’Apple s’est réappropriée pour lui préférer un seul bouton, un coût réduit (15 dollars) et simple à utiliser.

Cette tendance à s’inspirer des autres, Steve Jobs l’assume parfaitement. Il cite même Picasso : « Les bons artistes copient, les grands artistes volent ». « A Apple, on n’a jamais eu de scrupules pour prendre aux meilleurs », conclut-il.

Le co-fondateur d’Apple pouvait aussi s’inspirer de ses propres collaborateurs. « Si tu lui présentes une nouvelle idée, il dira d’abord que c’est de la merde. Et puis, une semaine plus tard, il va débarquer dans ton bureau et te proposer exactement l’idée que tu lui as exposée – comme si c’était la sienne ! », raconte Bud Tribble, développeur logiciel sur le premier Mac.

Quoi qu’il en soit, après trente-six ans d’existence, Apple a su, notamment sous l’inspiration de Steve Jobs mais pas seulement, révolutionner des industries : la micro-informatique avec l’Apple II puis le Macintosh, l’approche des magasins pour une marque avec ses Apple Store, l’industrie musicale avec son iTunes Store, les téléphones tactiles avec l’iPhone, les applications pour smartphones avec l’AppStore, et les tablettes tactiles avec l’iPad.

Walter Isaacson conclut : « Au bout du compte, [Steve Jobs] mérite sa place à côté de Franklin et Einstein [dont Walter Isaacson a également écrit les biographies, NDLR]. Chacun des trois fut doté d’un génie intuitif, d’une imagination créatrice, d’une capacité à penser autrement. Plus qu’intelligents, ils ont été ingénieux et créatifs ».

Steve Jobs, le manipulateur

Steve Jobs, en 2008 (Paul Sakuma/AP/SIPA)

 

« Il hurlait aux réunions : ‘bandes de nuls, vous faites de la merde !’ C’était comme ça tout le temps », se souvient Deborah Coleman, l’une des premières gestionnaires de l’équipe Mac.

Steve Jobs a toujours été un manager colérique, autoritaire et impatient. Il est connu pour avoir eu un besoin obsessionnel de contrôler toute la chaîne de fabrication. Cette quête perpétuelle de la perfection, couplée à sa difficile gestion des émotions et son honnêteté tranchante, le faisait apparaître comme quelqu’un de malveillant, voire « un sale con », selon ses propres termes. « Mon boulot est de dire quand quelque chose est nul, au lieu de minimiser le problème […] J’exige des gens la perfection, je suis comme ça », résume-t-il à son biographe.

Outre son agressivité, Steve Jobs avait une vision binaire de l’humanité : d’un côté « les éclairés », de l’autre « les demeurés ». « Il était difficile de travailler sous les ordres de Steve, parce qu’il existait une polarité forte entre les dieux et les crétins », raconte Bill Atkinson, l’un des premiers employés d’Apple. Pour « les génies », la crainte perpétuelle était de tomber de son piédestal. Une dichotomie appliquée aux personnes, aux produits, aux idées, à la nourriture…

Au fil des années, Steve Jobs était passé maître dans l’art de la cajolerie, de la flatterie, de la persuasion, ou de l’intimidation. Toutefois « Steve n’a jamais été un grand stratège, ni un dissimulateur. Il n’avait pas la patience de quêter les faveurs des gens », analyse Jay Elliot, directeur des ressources humaines chez Apple. Ce qui lui vaudra, après un conflit ouvert avec le PDG d’alors John Sculley en 1985, d’être évincé de la société qu’il avait lui-même créée.

Toutefois, selon Walter Isaacson, le trait de caractère le plus saillant de Steve Jobs reste son intensité : il avait appris à fixer les gens sans cligner des yeux. « Ses silences pouvaient être aussi tranchants que ses diatribes », résume le biographe. Steve Jobs le manipulateur a très vite adopté (et adapté au management) le concept le « champ de distorsion de la réalité », que théorise Bud Tribble, développeur sur le premier Mac. Avec lui, « la réalité devient malléable. Il peut faire croire à n’importe qui à peu près n’importe quoi », poursuit-il.

Stephen Wozniak, co-fondateur d’Apple et compère de jeunesse, se souvient : quand Steve Jobs travaillait comme technicien chez Atari, « il m’a dit que je pouvais développer le premier jeu de casse-briques en moins d’une semaine. Je savais que c’était impossible, et pourtant il s’est débrouillé pour cela se réalise ». Steve Jobs pouvait repousser les limites de chacun. « Si on a foi en lui, il vous fait réaliser des prodiges. S’il réclame l’impossible, il se produit », conclut Elizabeth Holmes, l’une des premières employées d’Apple.

« Des dizaines d’employés victimes des foudres de Jobs terminaient leur litanie d’horribles histoires en déclarant qu’il les avait poussés à accomplir des prouesses qui défiaient leur propre imagination », résume Walter Isaacson. « Je ne crois pas être trop dur envers les gens. Mais si leur travail est nul, je leur dis en face. Mon rôle est d’être honnête. Je sais de quoi je parle et souvent, il s’avère que j’ai raison », conclut Steve Jobs.